Louise Cousineau
La Presse, Montréal, samedi 14 novembre 1992

Pardonneriez-vous à l'assassin de votre fille de 15 ans ?

Je n'ai pas beaucoup de mémoire pour les faits divers. Pourtant celui-là, je ne l'ai jamais oublié. C'était en 1979 durant l'été. Deux enfants rentraient de Terre des Hommes. Elle s'appelait Chantal Dupont, et elle avait 15 ans. Lui, c'était Maurice Marcil, 14 ans. Ils habitaient la Rive-Sud.

La mort les attendait sur le pont Jacques-Cartier. Pas n'importe laquelle. Deux hommes de 25 ans se sont jetés sur les enfants, leur ont fait subir toutes sortes de sévices innommables et les ont jetés en bas du pont. Huit jours plus tard, la police retrouvait les deux cadavres dans le fleuve.

Je dis des sévices innommables, et pourtant vous les découvrirez dans les moindres détails dès les premières minutes du film Le Pardon, diffusé à Quatre Saisons, demain soir à 19h. Claude Poirier, grand reporter de faits divers, vous lira la déclaration faite à la police par Normand Guérin. M. Poirier a son ton habituel recto tono pour faire sa lecture. Pourtant, on sent de l'émotion dans sa voix.

Il commente à la fin : " Je ne peux pas me mettre dans la tête qu'on pardonne à ces gens-là ! Il aurait pas fallu que ça arrive à ma fille ! "

Car voilà le sujet du film Le Pardon : les parents de Chantal Dupont ont pardonné aux deux meurtriers de leur enfant. Ils iront, et c'est la fin du documentaire, serrer sur leur cœur Normand Guérin, l'un des deux hommes. L'autre n'a jamais voulu rien savoir d'eux.

Un film bouleversant

Le réalisateur Denis Boivin a fait un film bouleversant de cette histoire. Parce que le pardon est presque impossible à comprendre pour la plupart des gens. Souvent, il procède de l'indifférence. Ce pardon-ci, accordé par des parents qui n'ont sans doute pas fini de pleurer leur enfant, est voulu.

On verra défiler différents témoins devant la caméra. Le père du petit Maurice qui peut arriver, dit-il, à oublier sporadiquement. Pardonner lui est impossible. " Pour pardonner, il faut s'embarquer dans un bag religieux ", dit-il.

Les témoignages sont entrecoupés de scènes du pont lacques-Cartier la nuit, avec musique de saxophone. Le film a un but avoué. Faire en sorte que le spectateur se demande : " Est-ce que moi, j'aurais pardonné ? "

Les Dupont ont pardonné, comme Dieu nous pardonne. Comme le Notre Père nous l'ordonne. " Pardonner, dira Mme Dupont, c'était ça offrir notre fille au Seigneur. "

Voilà une notion qui m’est aussi étrangère que l'autre côté de la lune...

Ces parents-là ont vu le corps de leur fille noyée, un corps boursouflé, une tête quasi-méconnaissable qui n'avait plus de cheveux, emportés par l’eau. Ils ont pardonné quand même. On entend dire que la foi soulève les montagnes, mais le pardon, un pardon de cette magnitude, on n’arrive pas à comprendre.

On rencontrera le frère jumeau de l'assassin et sa mère. Elle dira : " J'ai été si surprise de leur pardon que je n'ai pas été capable de dire merci ". Et elle ajoutera cette phrase étonnante : " Si eux pardonnent, alors que nous on a de la misère, de quoi on aurait l'air si on ne pardonnait pas aussi " ?

Et Normand Guérin, l'assassin, qui dit cette phrase : " J'ai vu la pureté de cette fille-là. le la voulais rien que pour moi ". Et qui avouera qu'il a eu peur de l'amour des Dupont.

Peut-être comme on a peur de Dieu...

le ne me rappelle pas avoir été aussi touchée par un documentaire. le l'ai vu mardi dernier, et en écrivant ce texte, j'ai encore la chair de poule. C'est que Le Pardon va nous chercher dans ce qu'on a de plus profond.

" Personne ne peut vivre sans amour ", dira M. Dupont.

La scène finale nous montre les Dupont qui arrivent à la prison de Port-Cartier pour rencontrer Normand Guérin. Longue marche dans les couloirs de l'institution. On n'en finit plus d'arriver, comme sans doute on n'en finit plus d'arriver à pardonner. Décidément, Denis Boivin est un puissant réalisateur.

Financement difficile

M. Boivin expliquait au visionnement de presse que c'est son incompréhension des Dupont qui l'a poussé à faire son film. Pas une oeuvre facile à réaliser. Il fallait moult permissions, et, en plus, il n'a jamais pu obtenir d'aide financière d'organismes comme Téléfilm Canada ou la Sogic. Finalement, c'est un vendeur de voitures de Québec, Giguère automobiles, et l'Office des communications sociales qui lui ont assuré son financement.

Pas facile à vendre non plus. Ni Radio-Canada ni Radio-Québec ne se sont intéressés à ce projet. Trop explosif, trop dangereux, ou peut-être simplement trop religieux. Peur que l'assassin y soit trop sympathique. " Certains auraient voulu un film davantage anti-religieux", dira le réalisateur. C'est Quatre Saisons qui a donné le feu vert, grâce sans doute à, l'intervention du reporter Claude Poirier qui y anime l'émission 2424.

Et Quatre Saisons a été récompensée : le film a remporté des prix à l'étranger, et a eu l'effet d'une bombe aux Rendez-vous du cinéma québécois l'année dernière.

Denis Boivin a 37 ans et il fait des films depuis l'âge de 21 ans. Pas beaucoup. Il doit enseigner pour vivre, parce qu'il s'attaque souvent à des sujets difficiles à vendre. Il a tourné notamment un documentaire sur la reine Élizabeth lorsqu'elle est venue à la cathédrale anglicane de Québec. Un beau petit film, m'a dit quelqu'un qui l'a vu, et unique à part ça parce que M. Boivin a eu la permission de s'approcher de la reine. Mais aucun diffuseur n'a voulu acheter une telle œuvre. La reine n'est pas très à la mode chez nous.

Et il travaille actuellement à la préparation d'un long métrage sur Marie de l'incarnation. Les financiers ne se bousculent pas aux portes pour l'aider.

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