Anne-Marie Voisard
Le Soleil, 11 janvier 2004

La leçon du pardon, ou
"le beau dans l'épouvantable"

Un homme retrouvé pendu au sous-sol de sa maison, à côté de son fils de six ans qui a subi le même sort horrible. Le père s'appelait Bruno Feurer. L'enfant, John Feurer Pellerin. Ils habitaient Drummondville.

Mystère. Consternation. Ce drame n'est pas sans rappeler celui d'Otterburn Park, survenu l'été dernier. Il met en cause Jacques Picard et les siens. Des gens de Québec. Grand amateur de chasse, donc bien pourvu en armes à feu, ce père de famille a tué sa femme et ses deux filles adolescentes, puis s'est suicidé.

Au-delà du choc, c'est le geste des deux grands-mères, se donnant la main aux funérailles. qui a bouleversé et surpris tout le monde, même semé l'incompréhension. Comment ces deux femmes pouvaient-elles se tenir ensemble après ce qui venait de se passer?

La réponse, c'est Gemma Daigle-Saint-Michel, mère adoptive du meurtrier, qui l'a fournie au lendemain des obsèques : "La leçon, c'est le pardon." Sa tante Monique, religieuse, a poursuivi : "Le pardon est toujours gratuit. On a des blessures profondes, et on va au-delà." Cet acte de générosité, d'abandon, qui fait fi de toute rancœur, est apparu, aux yeux de l'ex curé de Saint-Roch Mario Dufour comme "une page d'Évangile". Il connaissait les familles, dont Jacques Picard lui-même, depuis au moins 20 ans. Pour lui, cette poignée de main représente "le beau dans l'épouvantable". Mais comme bien d'autres. Il trouve que "ça dépasse l'entendement".

LA MEILLEURE THÉRAPIE

Doit-on déduire que le pardon est réservé aux rares exceptions qui vont quotidiennement à la messe et communient, telle Mme Saint-Michel ? Non!

C'est Jean Monbourquette, prêtre et psychologue, qui le dit. Auteur du best-seller Comment pardonner? (Novalis/Bayard, 2001), dont les ventes dépassent 100 000 exemplaires, sans compter les 12 traductions, il affirme d'emblée que "pardonner, c'est la meilleure thérapie". Pourvu qu'il s'agisse d'un vrai pardon, d'une démarche où le cœur, et non seulement la tête, se trouve sollicité.

UNE GRANDE ÉPREUVE

Depuis Ottawa, M. Monbourquette raconte qu'il lui a fallu trois ans pour pardonner à la personne qui l'a offensé. "J'ai eu une grande épreuve dans ma vie." Ça s'est produit en 1985. À partir de là, de sa propre thérapie et de celle de ses clients, il a bâti son livre, qui est un guide en 12 étapes pour atteindre le pardon. Des cassettes le complètent. "J'essayais de pardonner à froid. Je n'y arrivais pas."

La volonté seule est insuffisante. Ça explique qu'après avoir pardonné par conviction, des gens puissent entrer en dépression. Les sermons et la prière Notre Père n'ont-ils pas, depuis la nuit des temps, enseigné: "Pardonne-nous comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés"? D'abord, il faut "se guérir émotivement", soutient Jean Monbourquette, qui détient un doctorat de l'International College de Los Angeles.

DANS LES UNIVERSITÉS

Le pardon, de plus en plus, a sa place dans les universités. Lytta Basset, philosophe et théologienne protestante, professeurs à l'Université de Lausanne, en a fait son champ d'étude, et a publié entre autre Le Pouvoir de pardonner (Albin Michel, 1999). Habituée du Québec, elle est venue encore l'automne dernier, à la Maison Jésus-Ouvrier, comme conférencière.

À Boston, un psychiatre, Edward Hallowell, a écrit, pour sa part, Oser pardonner. C'est plus doux que la vengeance. Ceux qui s'y appliquent, dit-il dans cet essai, travaillent dans leur propre intérêt, car le pardon se révèle un puissant réducteur de stress.

Jean Monbourquette est du même avis. "Vivre tâché, même inconsciemment, demande beaucoup d'énergie et entretient un stress constant." Plus encore, il signale, preuve à l'appui, que le ressentiment, les aigreurs qu'on garde, détruit même physiquement. Un jeune prêtre est venu le consulter. Il souffrait d'un ulcère à l'estomac. Son problème partait de l'enfance. Il traînait un sentiment de honte à cause d'un père alcoolique. Après qu'il eut réalisé la chose et pardonné, deux semaines ont suffi pour que l'ulcère cicatrise.

PAUVRE DE MOI

Reste que le pardon demeure une entreprise de longue haleine. Vouloir aller trop vite ne sert à rien. Marie-Lise Labonté le sait, elle dont le conjoint a été abattu par un voleur, dans la pièce voisine de la chambre où elle dormait, la nuit du 24 décembre 2000. Ça s'est passé en République dominicaine.

Thérapeute formée à l'antigymnastique, Mme Labonté avoue qu'elle a peine parfois à échapper à l'apitoiement, au "pauvre de moi", signe que la souffrance persiste. Mais ses efforts consistent à le surmonter. "Quand on arrive à se pardonner à soi-même, on touche un autre niveau, on commence à guérir", dit-elle dans une entrevue au magazine Vivre, édité à Cap-Rouge, dont le numéro d'octobre-novembre 2003 consacrait un dossier au pardon.

Dans un autre texte de cette même livraison, L'ultime tendresse envers soi : se pardonner, Jean Monbourquette insiste sur cette dimension, qui est la sixième étape de son cheminement. Elle lui apparaît décisive. De la même façon qu'on ne peut aimer si on ne l'a pas d'abord été, le pardon nécessite un retour sur soi, de manière à pouvoir effacer le sentiment de culpabilité qui tenaille, parce que la victime s'identifie à l'agresseur. C'est le psychologue ici qui s'exprime.

Bernard Keating, professeur d'éthique à l'Université Laval, voit lui aussi "dans le fait de pardonner une guérison pour soi-même". Ce qui n'est pas synonyme d'oubli. Pas plus que ça n'empêche de punir l'agresseur. Jean-Paul Il a pardonné à son assaillant Agça, rappelle M. Monbourquette, mais il n'a jamais demandé qu'il échappe à l'incarcération.

"La justice, c'est court, continue le psychologue. Par exemple, si un chauffard tuait votre fils, ça ne vous soulagerait pas qu'il aille en prison. Cent mille dollars n'y changeraient rien non plus. Et l'argent ne remplace pas la peine." Avis à tous ceux qui veulent faire disparaître le no fault au volant, telle cette mère dont la fille, passagère dans l'auto d'un jeune copain, a perdu la vie sur le boulevard SainteAnne. "Ça ne dispense pas de pardonner."

" LE PARDON "

La famille Dupont, de Longueuil, l'a fait. Le crime pourtant était particulièrement révoltant. C'est arrivé en 1979. Deux adolescents, une fille et un garçon de 15 et 14 ans, revenaient de La Ronde. Sur le pont Jacques-Cartier, deux hommes dans la vingtaine les ont attaqués, violés, étranglés, puis les ont jetés à l'eau.

Denis Boivin, des Productions Dionysos, à Loretteville, a tiré de ce double meurtre un film bouleversant, qui a d'ailleurs obtenu de nombreux prix, dont celui du Festival international de Tours. Présenté à TQS, lors de sa sortie en 1992, Le Pardon montre les parents de Chantal Dupont qui serrent dans leurs bras l'un des tueurs. "Ils voulaient pardonner. C'est ce qui leur manquait pour boucler la boucle", dit le réalisateur, qui a gardé contact avec eux.

Plus question cependant de s'exposer au regard du public. Le roman de Louis Caron Il n'y a plus d'Amérique (Boréal, 2002), qui s'inspire de leur histoire, les a heurtés. Plutôt que de pardonner comme ils l'ont fait, le couple, dans le livre, divorce. Chacun part de son côté, "pour que ça marche psychologiquement", note Denis Boivin, qui s'en offusque.

Jean Monbourquette a rencontré à son tour les Dupont. Il les a interrogés et, "étonnamment", n'a pas vu de séquelles. "Ce sont des gens qui priaient." Il croit, dans leur cas, à une grâce spéciale. "Moi, prêtre, j'aurais beaucoup de difficulté à pardonner à l'assassin de ma fille", dit encore le psychologue, pour qui l'authentique pardon porte à vouloir le bien de l'agresseur. Mais il libère. Il aide à vivre, à regarder l'avenir.

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