Normand Provencher Le Soleil, samedi 11 septembre 2004, page A5. Le pardon À l'époque, lorsque j'étais gamin haut comme trois pommes, ce n'était pas trop compliqué, du moins en apparence. Tu entrais au confessionnal, complètement terrorisé à l'idée de voir apparaître la face du curé à travers le grillage. En attendant cet instant béni, tu tendais l'oreille pour écouter ce qui pouvait se dire de l'autre côté. Munumunumunummunum, rien que des murmures incompréhensibles. Et puis ton tour arrivait. Shlack ! La petite porte s'ouvrait. "Euh.... euh... mon père, j'ai péché, pardonnez-moi. (Que tu aies fait quelque chose de grave ou non, que tu te sentes coupable de rien, à cet âge-là, l'important c'était d'avoir trois ou quatre péchés à dire, quitte à les inventer, c'était la règle de l'exercice, du moins ce qu'on en comprenait.) Vingt secondes plus tard, le prêtre te pardonnait au nom de Jésus. Il te disait d'aller et de ne plus pécher. Trois "Je vous salue Marie " et quatre " Notre Père " plus tard, l'affaire était ketchup. Non seulement tu étais soulagé, mais en plus, tu étais pardonné. Du deux dans un. Pourquoi je vous parle de tout cela? Tout simplement parce que j'ai passé la semaine passée à jongler avec un thème terriblement abstrait et difficile à saisir, celui du pardon. Me semble qu'on en parle beaucoup par les temps qui courent, du pardon. Mardi matin, à l'occasion de son retour en ondes, l'animateur Robert Gillet a demandé pardon à ses auditeurs pour vous savez quoi. Il en a aussi profité pour pardonner à l'adolescente de 15 ans qui avait porté des accusations contre lui. Je vous demande pardon, je te pardonne, on se pardonne, tout est parfait, on passe maintenant à la météo. Il n'y a pas eu que l'affaire Gillet pour me faire penser au pardon. En fin de semaine dernière, je suis allé voir le film québécois Elles étaient cinq, de Ghislaine Côté. Un film troublant sur une victime de viol qui apprend la libération de son agresseur, après 15 ans de pénitencier. Je vous fait grâce des détails, surtout si vous avez la brillante idée d'aller voir le film, mais pour la victime, le seul salut possible, la seule façon de faire la paix avec elle-même, passe par le pardon. Une autre histoire, plus vieille celle-là, m'est revenue à la mémoire. Celle de ces deux adolescents qui, en 1979, avaient été jetés en bas du pont Jacques-Cartier par deux individus. Les parents de l'une des victimes avaient décidé de pardonner à l'un des agresseurs. Ils l'avaient même serré dans leurs bras, devant la caméra d'un cinéaste de Québec, Denis Boivin, qui en avait fait un documentaire, lui aussi bouleversant, Le Pardon. Plus la semaine passait et plus les exemples qui ne venaient à l'esprit étaient lourds de sens. J'ai pensé aux parents de Beslan, en Ossétie du Nord, qui pleurent leurs enfants depuis une semaine. Pourront-ils un jour pardonner ce geste de démence aux auteurs de la prise d'otages? Aujourd'hui, 11 septembre, j'ai pensé à tous ces New-Yorkais, qui portent un deuil qui n'en finit plus de finir. Pourront-ils un jour pardonner aux pirates de l'air, à bon Laden, à tous ceux qui ont monté l'attaque terroriste? Toujours cette semaine, j'ai revu avec ma fille de 15 ans La Liste de Schindler. Et je me suis demandé, toujours hanté par le thème du pardon, si les survivants de l'Holocauste ont été capables de poser cet acte à l'égard de leurs bourreaux. Dans le livre Si c'est un homme, Primo Levi, un rescapé d'Auschwitz, apporte une partie de la réponse. Il avoue qu'il pourrait le faire, mais pas à n'importe quelle condition. "Je n'ai pardonné à aucun des coupables, écrit-il, et jamais, ni maintenant ni dans l'avenir, je ne leur pardonnerai, à moins qu'il ne s'agisse de quelqu'un qui ait prouvé qu'il est aujourd'hui conscient des fautes et des erreurs du fascisme, et qu'il est résolu à les condamner et à les extirper de sa propre conscience et de celle des autres. Dans ce cas-là, alors, oui, bien que non chrétien, je suis prêt à pardonner, à suivre le précepte juif et chrétien qui engage à pardonner à son ennemi; mais un ennemi qui se repent n'est plus un ennemi." Pas facile à comprendre le pardon, je parle du vrai pardon, pas celui de mon enfance, expédié en trois " Je vous salue Marie et quatre "Notre Père". Le pardon, le vrai, semble être un acte qui dépasse l'entendement. Plus le geste posé est odieux, moins il semble facile de pardonner, c'est du moins ce que tout le monde croit, même si ce n'est pas toujours le cas. Kim Phuk, cette petite Vietnamienne qui avait fait la page couverture du Life Magazine, en 1972, nue, fuyant les bombardements américains, a rencontré un jour le pilote qui avait largué les boasbes. Devenue adulte, la femme a pardonné à cet homme, John Plummer, après l'avoir rencontré et étreint. De la grosse émotion. À première vue, on serait porté à croire que le pardon est un geste altruiste. Pas sûr, pas sûr du tout. Je crois plutôt que c'est un geste d'égoïsme. On ne pense pas à l'autre lorsqu'on pardonne, on pense à soi. Parce que la douleur est trop forte, parce qu'on veut se libérer d'un poids, parce qu'on veut avoir l'âme en paix, une fois pour toutes. Pas pour rien que tant de thérapeutes ont mis le pardon au coeur de leur pratique. La psychologue française Sophie Chiche a dit de l'acte de pardon qu'il ne signifiait ni valider ni excuser, pas plus qu'il s'agissait d'une faveur que nous accordions ou une autorisation à recommencer. "L'important n'est pas de savoir si ce qu'on nous a fait est bien ou mal, si le "coupable" mérite d'être puni ou pas. Ce qui compte, c'est de pardonner pour soi afin d'être plus heureux." Quelqu'un a déjà dit que l'erreur est humaine et le pardon, divin. Et vous, seriez-vous capable d'un acte divin d'égoïsme? |