Le miracle de l’amour

Reléguée à une case horaire qui déshonore le service public, l'émission de Jacques Perrin nous offre, pour illustrer la première de deux soirées consacrées au pardon, une exceptionnelle leçon d'humanité.

Pardonne-nous nos offenses, ânonnent-ils matin et soir, comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous offensés. " Le premier crime venu, ce sont souvent les mêmes poussés par une sourde allégresse et pas les plus éplorés, qui se pressent à la sortie des palais (le justice pour mieux cracher leur haine au visage apeuré des assassins enfourgonnés, Repentance des évêques et des flics de France - un demi siècle trop tard -, figure de politesse pour bousculades urbaines, auto-amnistie parlementaire, absolution hâtive, entre chien et loup, derrière la grille des confessionnaux: les visages contemporains du pardon s'habillent d'une hypocrisie qui souligne d'autant mieux l'éclat de la compassion authentique dont " la 25^e Heure ", cette nuit, nous offre l'aveuglant spectacle.

Un soir de l'été 1979, à Montréal, Chantal Dupont et Maurice Marcil, 14 et 15 ans, furent agressés sans raison apparente, étranglés, la jeune fille violée, avant d'être jetés dans le fleuve Saint-Laurent par leurs deux meurtriers. Le film de Denis Boivin a suivi la famille de Chantal sur la voie d'un pardon a priori inconcevable pour qui a entendit le récit détaillé des faits. Le document s'achève par une scène extraordinaire qui impose de le regarder jusqu'à son terme: la rencontre, dix ans après le drame, d'un des assassins de Chantal, Normand Guérin, avec les parents Dupont. " C'est le plus beau moment de notre vie. ~ On parlera de sublimation, d'hystérie ; ce pardon, à beaucoup, restera en effet incompréhensible, profondément mystérieux, irréductible en tout cas aux seules convictions religieuses des personnes concernées.

Mais la tragédie grecque nous a appris combien la souffrance est source d'évolution au moins autant que de rédemption (pathos signifie aussi modification): on le mesure ici d'autan' plus intensément que la loi du talion fonde la justice des hommes, que le désir de vengeance, avec son vieux fond de jubilation honteuse, paraît inscrit dans nos gènes républicains. Pour Michelet, la Révolution fut même la " réaction tardive de la Justice contre Ie gouvernement de Ia faveur et la religion de la Grâce ", souvent complaisante, il est vrai. " La justice qui a commencé par dire " Tout petit être payé, tout doit être payé " est une justice qui finit par fermer les yeux et par laisser courir celui qui est insolvable ", ajoutait Nietzsche.

L'opposition entre justice et grâce, pourtant, n'a pas lieu d'être. Le vrai pardon n'excuse ni n'annule rien, il libère " seulement " son auteur et son objet en leur ouvrant un chemin neuf, éclairé par l'expérience de la douleur, fût-elle très inégalement partagée ; il interrompt le cycle du crime et du châtiment, il est une chance de survie pour tous. - Une condamnation est très souvent un transfert de mal de l'appareil pénal sur le condamné, écrit Simone Weil. Quand il y a transfert de mal, le mal n'est pas diminué, mais augmenté chez cela i doit il procède. La patience consiste à ne pas transformer la souffrance en violence. Le vrai Dieu change la violence en souffrance ". Facile à dire, évidemment.

Depuis Job, le silence céleste, unique écho de la douleur terrestre, est demeuré là même énigme, le même scandale. Mais lorsque la rancœur, l'indignation, la rage ont atteint leurs limites et laissé l'homme à bout de souffle et de logique, alors peut-être l'espace intime où sommeille une énergie proprement surhumaine, celle qui justement permet de tester humain devant l’inhumain, se dégage t-il enfin. L’amour universel ainsi réveillé ne peut qu'être inconditionnel. C'est du moins, à contempler la famille Dupont, et quelques autres sujettes à un semblable calvaire, l’interprétation qui prévaut. " S'ils avaient su la dignité de Chantal, ils ne l’auraient jamais tuée, affirme la soeur de la victime, parlant de ses assassins. Mais ils ne pouvaient pas connaître la valeur (de la vie parce qu'ils ne connaissaient pas la valeur (le leur propre vie, ils ne s'aimaient pas eux-mêmes. "

Du crime individuel à l'horreur de masse, de Caïn à Eichmann, il y a toutefois la distance d'un monde à l'autre, où le repentir se fait rare. " Quand l'être refuse absolument d'être pardonné, il n'y a plus que le silence ", avouait le cardinal Decourtray lors d'un " Apostrophes " diffusé le vendredi saint, en 1991. Simon Wiesenthal, qui dédia son existence à la traque des criminels de guerre, était présent ce soir-là. Il raconta comment, appelé un jour au chevet d'un nazi agonisant qui lui demandait une sorte d'absolution, il s'éloigna sans dire un mot. " Je ne me sentirais pas autorisé à pardonner au nom des autres. " Le siècle du mal radical, c'est un fait, a fixé le seuil de la miséricorde à de surnaturelles hauteurs.

Du grand pardon...

Dans un admirable ouvrage édité par Autrement et consacré au pardon, Armand Abecassis rappelle l'histoire de Jonas, que Dieu avait envoyé à Ninive afin qu'il pardonnât aux Assyriens, assassins de la presque totalité du peuple hébreu en 722 avant Jésus-Christ. Jonas refusa sa mission, s'enfuit dans la direction opposée et déclencha des tempêtes sur son chemin, avant d'être englouti par la fameuse baleine. Il lui fallut bien, au bout de sa route rageuse, accepter l'idée de cette mansuétude.