Nathalie Petrowski
Le Devoir, vendredi 14 février 1992

Denis Boivin : pardonner l’impardonnable

"PARDONNER, c'est renoncer entièrement à avoir le dernier mot", écrit le philosophe Olivier Abel dans un livre paru récemment en France et réunissant une collection d'auteurs aussi connus que Jean Baudrillard et Julia Kristeva sur le thème du pardon. "Pas de pardon, poursuit Abel, qui ne renvoie d'emblée à l'impardonnable."

Le cinéaste Denis Boivin en sait quelque chose puisqu'il vient de réaliser un documentaire sur le même thème, portant le même titre, film qui était présenté hier soir aux Rendez-vous du cinéma québécois après avoir remporté au Festival du film de Tours, le grand prix de la presse pour le meilleur grand reportage. À la différence du livre d'Olivier Abel qui explique cette valeur peu à la mode qu'est le pardon, le film de Boivin en fait la preuve et l'illustration en filmant la rencontre unique entre les parents de Chantal Dupont, tuée sur le Pont Jacques-Cartier à l'été 79, di, son meurtrier, Normand Guérin, qui purge une peine de 25 ans à la prison de Port-Cartier.

Denis Boivin, natif de la ville de Québec, était de passage hier à Montréal, en congé des cours de religion et de sexualité qu'il donne à Saint-Césaire. D'entrée de jeu, il m'avoua que ce n'est pas parce qu'il avait fait un film sur le pardon qu'il était prêt à pardonner quiconque lui ferait du mal. " Si quelqu'un touchait 4 ma blonde ou même à mon chat, je ne sais vraiment pas ce que je ferais ni si je serais capable comme les Dupont de pardonner. "

Pourquoi alors faire un tel film ? Pour plusieurs raisons tenant à la fois au hasard et probablement à une sorte de drôle de karma. De fait Denis Boivin traîne depuis des années un projet de long métrage fiction sur Marie de l'Incarnation. Comme le projet est ambitieux, qu'il est risqué et qu'il coûte cher, Boivin, qui est un inconnu dans le monde du cinéma, n'a jamais réussi à convaincre les institutions de financer son projet. Le projet fut reporté de fois en fois et Boivin, encouragé à se trouver un producteur, un scénariste et surtout un spécialiste de Marie de l'Incarnation. Cette dernière condition le poussa à faire un thèse de maîtrise théologie sur Marie de l’Incarnation à l’université Laval thèse qui le mis en contact avec plusieurs groupes religieux dont les anglicans qui lui proposèrent de faire un document audio-visuel sur le pardon. Boivin accepta la commande sans savoir comment il s'y prendrait pour illustrer un thème aussi abstrait. Quelques mois plus tard, il entendit parler des Dupont, couple dans la quarantaine qui avait déclaré dans les journaux qu'il avait pardonné au meurtrier de leur fille Chantal et entretenait même une correspondance avec lui depuis de nombreuses années. Le cinéaste rencontra le couple, discuta longuement avec eux et avança l'idée qu'il ne pouvait y avoir de pardon véritable sans rencontre entre les principaux intéressés. L'idée plut à ces parents peu ordinaires et très religieux qui acceptèrent de s'y prêter.

" Ce que je n'ai pas eu le temps de dire dans le film, ajoute Boivin, c'est que quelques années avant la mort de Chantal, les Dupont faisaient partie d'un mouvement charismatique qui prônait le pardon. Pendant une fin de semaine de ressourcement spirituel, les Dupont reçurent la mission de propager dans les écoles la valeur du pardon, ce qu'ils firent pendant un temps. C'est donc dire qu'avant même qu'il ne se soit passé quoi que ce soit, les Dupont croyaient déjà que le pardon était une valeur aussi perdue qu'essentielle. "

Ce que le film ne dit pas non plus, c'est que depuis cette rencontre unique captée sur film à la prison de Port-Cartier, les Dupont passent leurs vacances dans la région de Sept-Iles pour pouvoir aller visiter régulièrement Normand Guérin, une situation pour le moins étonnante. De fait, en réalisant Le Pardon, Boivin ne cessa pas d'être étonné à la fois par les obstacles qu'il dut surmonter mais aussi par le hasard qui ne cessa de lui ouvrir des portes résolument fermées. Ainsi après avoir convaincu les Dupont du bien-fondé de sa démarche, le cinéaste à convaincre les deux meurtriers qui purgeaient des peines de 25 ans ainsi que le directeur de leur prison. Gilles Pimparé, celui qui a été accusé du meurtre du jeune garçon qui accompagnait Chantal Dupont, refusa catégoriquement. Pimparé prétend depuis le début de l'affaire qu'il n'a tué personne et qu'il était ailleurs lors du drame. Pendant son procès, il désavoue la déclaration qu'il avait faite aux policiers lors de son arrestation en 79 et qu'il avait du reste refusé de signer. " Ce qu'il faut comprendre, explique Boivin, c'est qu’accepter le pardon c'est aussi admettre sa culpabilité, or Pimparé refuse cette culpabilité. "

La situation fut différente avec Normand Guérin qui lui aussi avait refusé de signer sa déclaration aux policiers mais qui, depuis, a accepté de faire un certain cheminement psychologique et religieux en prison. Voyant qu'il n'avait plus rien à perdre et tout à gagner, Guérin accepta d'être filmé et invita même sa mère et son frère jumeau à en faire autant. Il prévint toutefois le cinéaste que si ce dernier ratait son film, lui ne se raterait pas. " La première entrevue fut catastrophique, raconte Boivin, dans la mesure où trop préparé par l'aumônier, il tenait un discours religieux sans grand intérêt. Tranquillement pourtant, il s'est mis à parler plus librement et à ne plus jouer. "

Pour obtenir une audience avec les meurtriers et être admis dans la prison de Port-Cartier, Boivin se fit passer pour l'adjoint de l'aumônier. En apprenant le subterfuge, le directeur de la prison faillit compromettre le projet. " Il faut comprendre, explique Boivin, qu'un aumônier en prison n'a pas de valeur d'échange. Les gars disent même que la seule chose que tu peux échanger contre un aumônier, c'est une pizza. Avec un cinéaste par contre, la prise d'otage devient nettement plus intéressante. "

Le premier jour de tournage fut le plus difficile. Boivin avait en effet décidé de tourner la scène de la rencontre dès le départ. Il loua un avion pour le transport de son équipe et des Dupont et se présenta à Port-Cartier sans vraiment savoir ce qui l'attendait. La rencontre eut lieu dans une salle pratiquement nue pendant environ 4 heures. Boivin raconte que la chemise du cameraman Alain Dupras était tellement mouillée qu'il dût lui en passer une nouvelle. Il raconte aussi que M.Dupont déclara à Normand Guérin: " Je n'ai pas tellement aimé ce que, tu as fait a ma fille, il ne faudrait pas recommencer ". Cette scène-là et celle où M.Dupont reconnaît ses deux filles dans un des dessins de Guérin, ne sont pas dans le film. Du tournage à Port-Cartier, Boivin n'a gardé que les Premières secondes de la rencontre, des secondes d’une grande intensité, qui sont du reste, les images de fin du film. " C'est pour des raisons dramatiques évidentes, raconte Guérin. Tout le film est un build-up vers cette rencontre. Si j'avais gardé les scènes où les trois se parlent, j'aurais perdu toute l'intensité de ces premières secondes. "

Un an plus tard, Denis Boivin ne sait pas vraiment quelles conclusions tirer de ce film, primé à l'étranger et ostracisé par les institutions, dont Radio-Canada qui a refusé de l'acheter, " La vraie question du film , dit-il, c'est de se demander s'il est possible que des criminels brisent avec leur passé et restructurent leur vie. Le préjugé veut qu'à leur de prison, les criminels retourne au crime, ne serait-ce que parce que socialement ils sont finis. Or moi je me dis qu'aider un Normand Guérin ça vaut peut-être la peine. "

Est-ce à dire qu'à l'avenir, devrons comme société apprendre pardonner à ceux qui nous ont offensés, à pardonner l'impardonnable ?  Denis Boivin ne le dit pas. Il n'a besoin. Son film se charge de le dire pour lui.


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