Gilles Carignan
L'Actuel, dimanche 26 mars 1995

Après Le Pardon, le cinéaste de Neufchâtel tourne Mère

Denis Boivin sur les traces de Marie de l’Incarnation

Difficile de prévoir la réaction qu'aura le public devant Mère, le tout nouveau film de Denis Boivin, auteur du documentaire Le Pardon dont la sortie il y a quelques années avait suscité un vif débat. Car comme le précédent, Mère traite d’une expérience limite. Essentiellement ici, la maman du titre quitte un jour ses. trois enfants devenus grands pour le cloître des carmélites.

La trame est peut-être un peu moins "spectaculaire", comme l’ont qualifiée certains, que celle du Pardon, où l'on était témoin de la rencontre étonnante des parents d'un enfant assassiné en 1979 avec le meurtrier, et du pardon que les premiers accordaient au second. On trouvera toutefois le même climat intimiste, la même construction autour de moments forts, surtout le même intérêt pour l'engagement religieux d'un individu, et les gestes que celui-ci peut lui faire poser, parfois envers et contre tous. Deux récits émouvants qui interpellent directement; le spectateur sur des questions fondamentales.

Après Le Pardon pourtant, qui a beaucoup participé à faire connaître le cinéaste de Neufchâtel, Denis Boivin voulait "arrêter de faire du documentaire". "C'était dur d'avoir un sujet aussi prenant que celui du Pardon, difficile &aller aussi loin. Je savais surtout que le monde allait le comparer avec lé prochain", raconte-t-il, lors d'un entretien -dans les minuscules, bureaux de Film Dionysos, sa compagnie de production sise à Loretteville.

Mais qu’il le veuille ou non, les parallèles se dressent eux-mêmes. Ce qui n’enlève absolument rien à 3fire, et qui peut-être n’étonne guère quand on sait que Denis Boivin caresse depuis de nombreuses années un projet de long métrage pour le cinéma sur Marie de l’Incarnation, projet qui suscite d7ailleurs un intérêt renouvelé, nous confie-t-il.

Filiation ou non, c’est un peu par hasard si Boivin en est venu à Mère. En fait, l'idée au départ était celle d'un étudiant en cinéma de l'Université de Montréal, Richard Jean-Baptiste, qui souhaitait fixer sur vidéo la cérémonie de prononciation de vœux de sa mère, qui allait entrer chez les Carmélites, au cloître de Dolbeau. Un événement dans la vie d'un jeune homme qui, on ne s'en doute point, n’est pas sans susciter des questions.

Richard et Denis ont été présentés par l'intermédiaire de Jean-Marc Félio, enseignant qui connaissait l'intérêt de Boivin pour le mysticisme. Ce dernier fut vite pris d’intérêt pour l'histoire de cette mère, dont le cheminement a éveillé en lui certaines dimensions du parcours de Marie-del'Incarnation. "Elle West pas Marie, les époques ne se comparent pas, mais il y a le même choix de passer les grilles et d'abandonner sa famille. Ce qui m’intrigue beaucoup par rapport à Marie de l’Incarnation, c’est la réaction de son fils lorsqu’elle est entrée aux Ursulines. Ça me pose beaucoup de questions."

Mère était donc fort intéressant de ce point de vue, et Denis Boivin ne Fa pas écarté. lm trois fils, deux qui acceptent bien la décision de leur mère, et un autre qui la condamne, prennent donc une place importante dans le film. Celui-ci ne s'attarde ainsi pas à questionner le sens du choix de la mère, mais aborde, par le point de vue des enfants, dei; thèmes tels la tolérance, l’acception, ce qui nous ramène de nouveau au Pardon.

À l’intérieur du cloître

Avant le tournage, en août et septembre dernier, Denis Boivin et Richard Jean-Baptiste ont passé six semaines ensemble pour mieux se connaître, et développer la complicité qui était essentielle pour tourner un sujet si intimiste. Ils signent d'ailleurs tous deux la réalisation du documentaire. Les Carmélites ont aussi fait confiance à Boivin en lui permettant de venir filmer derrière les grilles. Ce qui était nécessaire pour le film, estime le cinéaste. "C'est beau les Carmélites, mais qu'est-ce qu'elles font? Comment vivent- elles? On ne le sait pas. Il fallait donc pouvoir les montrer au travail, dans leur quotidienneté."

Et qu'a-t-il retenu de cette visite? "Ce que fait remarqué, c’est leur attention. Elles sont concentrés à ce qu'elles font. Dans le film, quand la mère est dans le parloir, elle est totalement à son fils. Ils sont là à 100 %. C'est étrange, mais la relation s'est intensifiée, malgré les grilles. As-tu déjà vu, toi, un fils parler à sa mère comme ça? Moi, je n’en connais pas."

Sur le cloître, Denis Boivin pose un regard qu'on pourrait qualifier de respectueux. "J'aurais pu aller voir des spécialistes, des psychologues. Ç'aurait été facile d'être négatif, critique,, mais je n’ai pas voulu ça." Le cinéaste a plutôt fait le choix de demeurer tout près de son sujet premier, de cette femme et de ses proches. Denis Boivin n’a pas voulu non plus aborder la question du père, dont on ne sait que son absence.

L’après Mère

Réalisé avec un budget de 130 000 $, Mère, qui fait un peu plus de 50 minutes, a été présenté en grande première ce week-end à Dolbeau, chez les Carmélites mêmes. Il le sera de nouveau mercredi soir au Collège Jésus-Marie de Sillery, et sera télédiffusée plus tard sur TV5 et Télévision Quatre Saisons, à une date encore indéterminée.

Denis Boivin se remet lui à l'écriture d'une nouvelle version du scénario de Marie de l’Incarnation, qui intéresserait grandement un producteur, dit-il. L’Aventure est ambitieuse, le film nécessitera un budget important, et, même optimiste, Boivin refuse à trop s'emballer sur son éventuelle réalisation. Car plusieurs actuellement seraient sur le coup.

Sans compter que les goussets sont souvent difficiles à délier devant un tel sujet. Le cinéaste en sait quelque chose, lui qui pour la première de sa "carrière" a reçu une subvention de Téléfilm Canada pour Mère. "Veux, veux pas, les décideurs ont leur mentalité par rapport au monde religieux", dit-il. Va lorsque le sujet porte à scandale, mais pour un destin comme celui de Marie...

Et pourtant, "le mysticisme est un très grand suspense, estime Boivin. On n’est pas capable d'expliquer pourquoi. C’est toujours la grande question de l’existence de Dieu. Tu rentres à travers la problématique du "à la fois vrai et inexplicable". Conservera-t-il la foi pour continuer, cette foi qui permet semble-t-il de déplacer des montagnes, ou parfois de réaliser des films...


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