Nathalie Petrowski
Le Devoir, jeudi 13 février 1992

Le meurtre comme métaphore

Le pardon, le film-choc des Rendez-vous

S'il y avait un thème central à dégager de ces dixièmes Rendez-vous du cinéma québécois, on pourrait facilement invoquer celui du meurtre, le réel comme le métaphorique, le crapuleux comme le romantique, le meurtre comme expression désespérée d'un mal de vivre et d'aimer qui à lui seul réunit une demi douzaine de films tournés cette année. Depuis Being al home with Claude jusqu'au Pardon en passant par Claire et l'obscurité, Avancez en arrière et Au-delà du 6 décembre, les cinéastes québécois ont glissé du côté des faits divers et vu dans le meurtre d'innocentes victimes, la métaphore d'une dangereuse détresse sociale.

Parmi ces films, le plus spectaculaire et le plus troublant du lot est sans contredit Le pardon de Denis Boivin ce soir à 21 h 30 à la Cinémathèque après avoir gagné au Festival du film de Tours du Grand prix de la presse pour le meilleur grand reportage. Centré sur le meurtre des deux adolescents, précipités en bas du Pont Jacques Cartier en 79 pendant l'Année internationale de l'enfance, le film évoque le pardon que les parents de la jeune Chantal Dupont ont accordé à l'assassin de leur fille dans un face à face aussi insupportable qu'émouvant.

On se souviendra que cette terrible histoire avait fait la une des à plusieurs reprises, d'abord quand les coupables avaient été accusés puis quand les parents de Chantal Dupont avaient déclaré publiquement qu'ils pardonnaient aux assassins. Et bien que les Dupont aient eu pendant de nombreuses années un échange épistolaire avec Normand Guérin, l'assassin de leur fille, les trois ne s'étaient jamais rencontrés avant que le film de Boivin ne les encourage à le faire.

À une époque où la tolérance est un vœu pieu plus qu'une réalité, on imagine mal une rencontre entre des victimes et un bourreau qui ne tournerait pas au vinaigre ou à la démence. Le pardon, nous donne pourtant à voir au bout d'un long voyage intérieur dans la tête et le cœur des personnes impliquées, cette spectaculaire rencontre placée sous le signe d'une presque trop grande charité chrétienne. Ce moment de cinéma vérité où les trois tombent dans les bras l'un de l'autre en pleurant est d'une telle charge dramatique et d'un telle intensité que le spectateur ne peut que se sentir profondément remis en cause par ce à quoi il vient d'assister.

La réalisation d'un tel document était, on le devine, pavée d'embûches et remplie de pièges auquel le cinéaste ne succombe jamais. Évitant le sensationnalisme et usant de la plus grande pudeur, Denis Boivin se contente de remonter le cours des événements depuis cette terrible nuit d'été sur le Pont Jacques-Cartier jusqu'au dénouement à la Prison de Port-Cartier, en présentant sans sentimentalisme tous les points de vue, celui des parents de la victime, celui de la mère et du jumeau de l'assassin et finalement celui de l'assassin lui-même dont les propos rappellent étrangement certains dialogues de René-Daniel Dubois. Lorsque Normand Guérin raconte qu'il a tué Chantal parce qu'elle était l'image même de la pureté et qu'il voulait la garder juste pour lui, on croit entendre Yves raconter pourquoi il a poignardé la seule personne qu'il ait aimé de sa vie dans Being al home with Claude.

Dès le début du film où Claude Poirier, tout seul dans l'obscurité d'un studio de radio, écoute la cassette de son reportage sur un solo de saxe ténébreux, on sent qu'on à affaire à un vrai cinéaste et à un vrai film. Claude Poirier se retourne vers la caméra et avec une colère qu'on ne lui connaît pas, s'emporte contre les assassins, refusant d'endosser le moindre pardon à leur égard. La caméra le quitte pour se perdre sur le Pont Jacques-Cartier et retracer les lieux exacts du crime, abandonnés à leur triste sort dans le malaise de la nuit. Les témoignages se succèderont ensuite et tisseront tranquillement la toile d'une tragédie sur fond de discours religieux que le filin endosse pudiquement.

Il y en aura plusieurs pour voir dans Le pardon, la propagande de l'Église catholique. Il est vrai que le discours chrétien est omniprésent tout au long du film sauf qu'il suffit de lire entre les lignes pour découvrir la dimension moins spirituelle que thérapeutique de la situation. Il suffit aussi de connaître l'histoire du documentaire au Québec, pour saisir l'originalité et l'audace de la démarche de Boivin. Jamais un documentaire québécois n'a joué dans des eaux aussi troubles. Jamais un documentaire québécois n'a réussi à réunir dans un même film autant d'extrêmes qui confrontent le spectateur au plus profond de lui-même. En comparaison, les documentaires de l'ONF, apparaissent subitement bien confortables et bien peu compromettants.

Avec Le pardon, Denis Boivin n'a pas choisi la voie de la facilité. Le cinéaste a dû mettre des semaines sinon des mois à convaincre son monde de bien vouloir revenir sur les blessures du passé. Il a dû faire des pieds et des mains pour financer le film sans l'aide des institutions. Finalement, il a dû sacrifier de précieuses heures de film et de précieuses bribes d'information pour ne pas dévier de sa trajectoire et s'en tenir à son sujet. Il aurait certes pu nous en dire davantage sur les raisons de cette terrible histoire. Il aurait pu nous tracer un portrait moins sympathique de l'assassin et traiter avec un regard plus critique le discours des parents. On comprend pourquoi il ne l'a pas fait. On le lui pardonne aisément.


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