Anne Normand
La voix de l’est, le samedi 18 avril 1992

"Le pardon" au-delà des mots

Un film-choc de Denis Boivin

Au temps de ses études en cinéma, Denis Boivin avait écrit dans ses cahiers cette maxime du réalisateur Éric Von Strohem : " Faites rire, faites pleurer mais surtout, faites réfléchir. "

Il ne l’a jamais oubliée.

Prof de religion et de " formation personnelle et sociale " depuis deux ans à la polyvalente P. G. Ostiguy de Saint-Césaire, Denis Boivin est aussi l’auteur d’un documentaire qui commence à faire pas mal de bruit. Il y a de quoi : film-choic, " Le Pardon " s’épelle dans ce cas-ci avec un très grand P.

À l’origine, un drame épouvantable. Voilà 12 ans, les corps de deux adolescents Chantal Dupont et Maurice Marcil, étaient repêchés dans les eaux du fleuve Saint-Laurent. Une semaine avant, tous deux avaient été jetés du haut du pont Jacques-Cartier. La jeune fille avait d’abord été violée.

Ses parents, Jeannine et Louis Dupont, ont pardonné.

La dernière scène du film montre la rencontre entre le couple et le meurtier de Chantal, Normand Guérin, qui purge présentement une peine de 25 ans à la prison de Port-Cartier. Une scène de quelques minutes à peine, mais d’une rare intensité : Normand Guérin se jette en pleurant dans les bras des Dupont, tous trois s’étreignent... Quelques mots qu’on perçoit mal, et un bloc de chaleur humaine.

Denis Boivin avait d’abord songé à ajouter des sous-titres, mais il y a renoncé. " On va comprendre partout dans le monde qu’il se passe là quelque chose de chimique, de profondément humain... C’est universel. "

Filmée dès le premier jour, la scène a été la plus difficile de tout le tournage, raconte le cinéaste, attablé à l’heure du lunch dans un restaurant de Saint-Césaire.

Difficile, entre autres, à cause de toute de l’incertitude qui planait. Certes, les deux parties avaient voulu, désiré cette rencontre, et s’y étaient préparées. Mais...

" Ça reste du cinéma vérité, et dans un documentaire comme ça, tu ne sais jamais à quoi t’attendre. Le gars (Guérin) aurait pu aller se cacher dans un coin noir, pleurant puis avoir peur, ou il aurait pu revirer de bord en voyant la caméra... Il ne l’a pas vue. " Ou plus exactement, il l’a oubliée.

Ce jour-là, le réalisateur avait aussi conscience de jouer son va-tout. Dans cette seule scène, il avait investi jusqu’au dernier centime tout l’argent (environ 25 000$) que la fondation Giguère lui avait accordé pour la production.

" Si je réussissais ça, j’avais un bon film ", dit-il. " Sinon, je restais prof et je rêvais de devenir un jour directeur d’école... "

 

LA question

Et pourquoi le pardon ?

Pour comprendre, il faut remonter des années en arrière. Depuis dix ans, Denis Boivin caresse un projet de long-métrage sur Marie de l’Incarnation, qu’il n’a jamais réussi à convaincre les organismes d’État de financer.

Pas de style aux demi-mesures, il entreprend des études en théologie et signe une thèse de maîtrise sur la missionnaire. Pour montrer qu’il est " capable de faire une recherche approfondie pour le film... "

Mais le jeune homme, qui compte une dizaine de réalisations en vidéo à son actif (sur les Anglicans notamment), veut aussi prouver autre chose : qu’il est capable de faire des films. Et c’est là que l’idée d’un documentaire sur le " Pardon ", amenée par la fondation Giguère, arrive dans le décor.

En parlant autour de la table, Richard Giguère se souvient de l’histoire des Dupont. C’est le départ...

" Ils n’ont pas dit oui tout de suite. Ça a pris deux mois... Je leur ai montré des films que j’avais fait avant, j’ai essayé de les connaître et de créer des liens de confiance. Quand on connaît bien les gens, c’est plus facile de les filmer ", mentionne le cinéaste.

On les verra ainsi se raconter, sans colère, devant la caméra. Des gens simples, les Dupont, et profondément croyants - de cette foi qui déplace les montagnes. " Si on se sent toujours écrasé par le haine, comment est-ce qu’on peut s’en sortir ? ", questionne M. Dupont.

Témoin privilégié de cette démarche, Denis Boivin constate de son côté " l’effet bénéfique " du pardon, chez celui qui l’accorde comme chez celui qui le reçoit.

N’empêche, l’attitude tranche. " Il n’aurait pas fallu que ça arrive à ma fille ", lance au début du film le journaliste Claude Poirier, révolté. Le père de la deuxième victime, Maurice Marcil, a choisi quant à lui de " vivre et d’oublier plus que de pardonner ". Et la mère de Normand Guérin, bien que réconfortée par l’attitude des Dupont, avoue qu’elle " ne croyait presque pas ça "...

" Les acteurs du pardon ont vécu des expériences, une démarche spirituelle qui font qu’ils sont rendus là. On peut comprendre ça et les respecter, je pense que c’est la base. De là à dire que je ferais la même chose, ça reste un point d’interrogation. C’est LA question du film : est-ce que moi j’aurais pardonné ? ", affirme Denis Boivin.

Et sa réponse, dans ce cas-ci, n’est pas du tout évidente...

 

" Le pardon " envers et contre tous

Est-ce l’arrivée de Pâques qui ravive tout à coup l’intérêt pour le thème ? Toujours est-il que notre Jeannette nationale accueillait hier à sa table de Radio-Québec les deux principaux protagonistes du " Pardon ", Louis et Jeannine Dupont. Qu’une projection publique est prévue, la semaine prochaine, à Montréal. Et les discussions ne s’arrêteront pas là...

Le 22 avril prochain, l’émission " La Marche du siècle " (qui est un peu l’équivalent français, sur la chaîne FR 3, de notre " Claire Lamarche ") en fera son sujet du jour. Présentation d’extraits et débat seront au menu. La cote d’écoute joue, grosso modo, dans les 12 millions... Et chez nous, Télévision Quatre saisons vient d’acquérir les droits exclusifs du film pour l’automne prochain.

De quoi, bref, être excité. Sans compter que le film, tourné par un inconnu du nom de Denis Boivin, remportait cet hiver le prix de la presse pour le meilleur grand reportage au Festival de Tours...

Mais avant d’en arriver là, la route n’a pas été facile. Enseignant depuis cinq ans (dont les deux dernières à Saint-Césaire), Denis Boivin s’est retrouvé au moment du tournage face à un véritable " puzzle ". " Je l’ai fait pendant des journées pédagogiques, des congés, des journées de maladie... "

" Dans le milieu artistique, il faut avoir deux jobs. La job de prof me permet de tâter le terrain, de connaître la nouvelle génération. Et ce contact direct avec les jeunes, pour un cinéaste, c’est primordial. T’es capable de savoir ce qu’ils aiment vite, de voir l’influence du vidéoclip, ce quoi les touche... "

Primordiale, également, la question du financement - qui dans son cas, n’a pas été sans mal. Les 25 000$ de la fondation Giguère vite épuisés, Denis Boivin frappe à d’autres portes : il souhaite, aujourd’hui, " être capable de pardonner un jour aux gens de la Sogic, de Radio-Canada et de Téléfilm "... " où carrément on visait l’humiliation des gens dans le fil et du cinéaste ", soutient-il.

Pas de réponse, " pas le droit de parler " à quiconque, une lettre datée du 3 avril qui lui arrive un 6 de juillet... " On refuse que le côté humain, spirituel soit dégagé dans un film, je ne comprends pas. Qu’est-ce qu’il faut que tu fasses pour faire de bons films ? ", questionne-t-il.

Dès le premier jour, Denis Boivin lui a su : oui, " Le pardon " allait être un bon film. Et peut-être bien son premier à percer, confiait-il à son père, qui s’inquiétait un peu de le voir " travailler, travailler, travailler " à des productions, y investir tout son fric...

Quand il a vu le film, deux ans plus tard, il a vu que c’était vrai.


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